PROFESSION LOGISTIQUE N°5 – ÉTÉ 2024
L’intelligence artificielle ne sert pas seulement à tricher aux devoirs à la maison et à générer des images pour les réseaux sociaux. Son champ d’application, immense, s’étend jusqu’à la logistique. Dans quelle mesure ? Avec quels objectifs et quels effets ? AI Cargo Foundation est née de ces interrogations, mais entend bien, aussi, livrer des réponses. Son président Guillaume Desveaux répond à nos questions.
AI Cargo Foundation est issue du hub France IA. Pouvez-vous revenir sur le contexte de création de votre association ?
Le hub France IA qui a été créé au moment du premier quinquennat de Macron a beaucoup œuvré sur le développement de l’industrie de l’IA. Sa mission, c’est vraiment de la populariser ; tout cela a abouti au lancement des appels à projets du plan Macron pour l’IA. Dans ce cadre-là, le groupe de travail du Hub France IA qui regroupait des grands professionnels comme La Poste, la SNCF, L’Oréal et bien entendu des experts de l’IA, est arrivé à la conclusion qu’il y avait de nombreux enjeux dans la filière du transport et de la logistique, et que l’IA pouvait aider ces secteurs. Notamment, les aider à adresser les sujets de transition écologique et d’empreinte carbone, en exploitant la data plus efficacement. L’idée étant de mieux utiliser les moyens mis à disposition et leur mutualisation. S’il fallait résumer l’objectif ultime, ce serait : donner un outil à la filière. Un outil collaboratif, d’intérêt général, pour trouver les leviers de mutualisation des flux de transport. Plus on massifie, plus on est efficace énergétiquement et en termes d’empreinte carbone. On applique cette démarche à toutes les échelles où la logistique opère. Notre raison d’être est de mettre en œuvre ces technologies au service de l’intérêt général.
Les algorithmes sont aussi vieux que l’informatique elle-même, et on en utilise depuis des décennies. À partir de quel moment peut-on réellement parler d’IA ? L’expression est-elle parfois impropre ?
Effectivement, aujourd’hui, on a tendance à mettre le mot IA un peu partout parce qu’il est à la mode. Néanmoins, il embrasse quand même des sciences, des mathématiques qui sont distinctes de la pure algorithmique informatique. On va dire qu’il y a deux grandes familles avant les IA génératives. Il y a les IA déterministes que l’on utilise beaucoup dans le transport, et qui viennent de la branche des mathématiques appelée la recherche opérationnelle. Certains diront que ce n’est pas de l’IA parce qu’elles ne font pas d’apprentissage, très clairement. On programme le système pour qu’il atteigne un objectif qui lui a été fixé à l’avance. Néanmoins, on les met quand même dans cette famille parce que le volume de données, la complexité des cas traités les rapprochent de la famille des IA. L’IA, au sens peut-être plus strict du terme, au sens mathématique et informatique, intervient réellement quand il y a une capacité de l’algorithme, du logiciel, à découvrir par lui-même sans qu’on lui ait donné à l’avance les critères de décision de son choix. Il va faire une probabilité. C’est toujours probabiliste, l’intelligence artificielle. Ça donnera des résultats différents suivant la forme de l’algorithme, mais c’est lui-même les critères de probabilité de quelque chose qui permet de qualifier un algorithme d’IA. Après, comme dans les familles des animaux, il y en a de différentes sortes, mais si on devait ramener à une espèce, ce serait le côté auto-découverte qui ferait qu’on pourrait le qualifier vraiment d’IA.
Comment se passent les interactions entre les membres de l’association ? Je pense notamment à la mutualisation des données et leur exploitation ?
Si vous me permettez, je vais articuler ma réponse en deux points. Tout d’abord il est important de parler de la gouvernance. Nous sommes une association loi de 1901. On s’est créé sous ce statut pour la question très claire de la confiance et de la souveraineté. Puisque pour mutualiser, il faut être capable de partager, et notamment, en l’occurrence, des données. Ces données sont des données professionnelles très sensibles, il nous paraissait donc indispensable de créer le cadre de confiance permettant à toutes les parties prenantes de pouvoir rentrer dans cette logique de partage. Ça, c’est la structure même de l’association. Nous sommes le cadre de confiance et nous opérons. Nous faisons deux choses. Nous concevons les solutions technologiques qui répondent à des problématiques métiers bien précises. Nous les opérons et nous les développons. Si on prend des cas d’applications, on travaille à quatre niveaux d’échelle. Le premier, c’est la longue distance. Le deuxième, ce sont les territoires et les villes. Le troisième, ce sont les flottes de véhicules. Et le quatrième, ce sont les indicateurs-clés communs sur la donnée, comme la mesure de l’empreinte carbone. Ensuite, si on prend le cas appliqué de la mutualisation des données pour le report modal, le programme qui nous anime le plus aujourd’hui, nous avons besoin que les parties prenantes, en l’occurrence ce qu’on appelle les chargeurs, nous partagent la cartographie de leurs flux de transport, leurs ordres de transport ou leurs plans de transport. Ils vont donc se connecter à la plateforme qu’on met à disposition de l’ensemble de la filière. Ils vont déverser dedans les ordres de transport sur toute ou partie des flux qu’ils ont. Et à partir de là, on va les mettre en forme pour les comparer aux flux déjà intégrés. On va ainsi déterminer ce qui pourrait être combiné pour faire soit plus de trains ou de barges, soit remplir mieux les trains ou les barges. L’idée étant de renvoyer le maximum de camions vers ces modes alternatifs qui sont moins énergivores et moins émetteurs de gaz à effet de serre.
Vous avez développé toute une série d’applications, mises à disposition des membres. Pouvez-vous les présenter brièvement ?
Si vous le voulez bien, je vais me concentrer sur les trois plus emblématiques. Comme je l’ai évoqué, on essaie d’apporter des solutions à différentes mailles des flux. Cumulus est l’application – financée par un dispositif d’État appelé Certificats d’Économie d’Énergie – , qui permet aux professionnels d’identifier la portion de leurs flux qui sont mutualisables pour faire des trains ou des barges. C’est une application en mode web, qui leur permetde voir, sous forme de tableau de bord ou de cartographie, les flux qui sont mutualisables, le remplissage des trains réels, et la constitution de trains virtuels qui pourraient être opérés. Cumulus, c’est l’application d’économie d’énergie, elle est dans le champ de la longue distance. Elle s’intéresse au national voire à l’international. Eclimatic, de son côté, est dans le transversal, c’est une application qui cherche à créer un socle commun pour la mesure de l’empreinte carbone de la logistique. C’est un sujet traité par beaucoup de gens, mais où il y avait un besoin réel d’avoir des outils communs. L’application permet elle aussi de mutualiser et donc d’avoir une vision des flux qui ont été traités par plusieurs parties prenantes dans une même chaîne de valeur. Enfin, troisième application : DeliveryPark. Elle illustre un autre pan de nos activités où on s’intéressera plus à décarboner la logistique urbaine en faisant des groupes de travail collaboratifs avec des collectivités, des acteurs professionnels. On a identifié dans le vaste sujet de la logistique urbaine que les aires de livraison étaient un point de douleur assez embêtant. Elles sont mal utilisées ; elles peuvent être squattées ; elles ne sont généralement pas au bon endroit parce que les métiers changent, l’activité économique change ; elles sont souvent mal dimensionnées par rapport aux véhicules, aux besoins. Et tout ça, les territoires n’en savent pas grand-chose. Par ailleurs, les territoires ont beaucoup de mal à avoir une remontée d’informations sur qui vient faire quoi, et donc pour accorder la politique publique avec les besoins des professionnels. Comme les ZFE deviennent un cadre de contrainte pour tout le monde, particuliers et professionnels, il était important de trouver des moyens de cartographier à la fois la voirie et l’activité professionnelle, dans la perspective de concilier les objectifs de décarbonation et les attentes des uns et des autres. On a ainsi développé DeliveryPark, qui est une application à la fois web et mobile, et qui permet tout simplement de remplacer le disque de stationnement par une application mobile. Exactement comme on en a l’habitude avec les applications de réservation de vélos, de scooters ou de trottinettes – quand il y en avait ! C’est une application qui se veut extrêmement simple d’emploi, absolument gratuite, et qui permet aux professionnels de la logistique d’identifier où se situe une aire de livraison donnée, de voir si elle est utilisée de façon collaborative. Si quelqu’un l’a déclarée comme utilisée, elle sera mentionnée comme telle. Et elle sera associée au véhicule qui a été déclaré dans l’application. L’application, permet de déclarer très simplement son stationnement tout en vérifiant qu’il est en conformité avec la réglementation : durée de stationnement autorisée, type de marchandises et autres. Donc ça fonctionne bien, c’est très fluide et ça demande très peu d’efforts pour le conducteur et livreur. L’application permet de créer un pont, une plateforme de dialogue, et de simplifier la vie au quotidien du chauffeur-livreur.
Le but, ce n’est pas de lui rajouter des contraintes, c’est plutôt de lui faciliter la vie. Ces applications semblent avoir été bien accueillies par les professionnels ; mais certains d’entre eux ont-ils encore des réticences, pour des raisons de confidentialité ?
Je vais faire une réponse sur les deux grandes applications. Premièrement, oui, le sujet de la confidentialité professionnelle, voire personnelle, pour le conducteur, est très important. Et le caractère de tiers de confiance, neutre et souverain que revêt AI Cargo est, à notre sens, indispensable dans le dispositif. Ce sujet du partage de l’information est absolument clé. Et l’un des freins à l’adoption de ce type d’approche était justement le fait qu’il n’y avait pas de cadre de confiance, et la peur de confier à des privés ou à l’État ce type d’information. Donc le cadre, on l’apporte. Si je prends la partie report modal, l’application Cumulus regroupe aujourd’hui 133 grandes entreprises qui ont signé l’adhésion. C’est un signe de succès et de confiance. La barrière de réticence initiale a clairement été levée par l’instauration d’un environnement de confiance. La deuxième raison de cette levée, notamment dans le cadre de ces informations transmises par les entreprises, c’est le changement de posture. La plupart des entreprises sont conscientes aujourd’hui de l’enjeu sociétal que représente l’environnement. Elles sont conscientes qu’elles ont un rôle à jouer et sont prêtes à repenser leur posture dès lors qu’on leur garantit un cadre de fonctionnement. Ça c’est assez nouveau, c’est-à-dire qu’il y a quelques années encore, l’idée de mutualiser des données pour essayer de faire mieux était très mal perçue, ou en tout cas il y avait beaucoup de réticences. Aujourd’hui, le sentiment d’urgence fait que les gens sont prêts à repenser leur vision, leur doctrine sur ce sujet. De notre côté on essaye d’être le moins intrusif possible, d’ailleurs, on ne divulgue pas le nom des entreprises aux territoires. On fait des rapports de synthèse, on donne les typologies de véhicules, les typologies de marchandises et autres, mais les territoires nous ont formellement demandé qu’on ne leur donne pas d’informations sur les entreprises, pas de détails. On transmet des informations statistiques agrégées.
En mai dernier, il y a eu un salon appelé Drive to Zero qui a récompensé votre programme Appel d’AiR…
Tout à fait, c’est le programme que nous portons et qui occupe environ 70% de notre activité aujourd’hui. C’est celui qui intègre l’application Cumulus, qui aide les professionnels au report modal et qui est formellement appelé programme parce que financé par un dispositif d’Etat de type Certificats d’Économie d’Énergie, formalisé par une convention de programme.
« Aujourd’hui, on a tendance à mettre le mot IA un peu partout, parce qu’il est à la mode. »
On peut imaginer que les JO constituent une sacrée épreuve pour les professionnels de la logistique. Avez-vous été mis à contribution ?
Le ministère des Transports a décidé de nous solliciter pour que nous fassions évoluer l’application DeliveryPark, afin d’offrir une suite d’outils numériques pour aider les professionnels à gérer la logistique pendant les JO. Cette suite de logiciels est coordonnée, pilotée par le programme InTerLUD+ et est constituée de quatre applicatifs. Deux applicatifs web qui s’appellent Visualiz et CirQliz, pour commencer. Visualiz est une cartographie dynamique qui permet aux entreprises de transport de visualiser sur une carte l’ensemble des zones actives ou désactivées, donc les fameuses zones rouges et bleues pendant les JO, ainsi que tous les points d’intérêt tels que les aires de livraison ou les adresses des professionnels. C’est une carte dynamique qui est basée sur les technologies françaises de l’IGN. CirQliz est la plateforme sur laquelle les professionnels sont invités à venir s’enregistrer pour se déclarer en tant que professionnels. Et pendant les JO, ils devront déclarer chaque jour là où ils doivent faire une livraison, le véhicule qui sera utilisé, le lieu sur lequel ils devront agir, et ils recevront en contrepartie un QR code professionnel, indépendant des QR codes gérés par les préfectures de police. Itineriz, ensuite, est un calculateur d’itinéraires qui permettra d’aider les professionnels à trouver le meilleur itinéraire par rapport aux restrictions de trafic. Enfin, l’application Numeriz, qui sera l’application chauffeur, est dérivée de DeliveryPark et va permettre au chauffeur d’avoir dans une même application la cartographie de Paris, les aires de livraison et les zones associées, les zones bleues et rouges. Le chauffeur aura la possibilité de déclarer son stationnement une fois qu’il sera sur zone puisqu’il s’agit d’une obligation sous contrainte de contrôle. C’est, pour résumer, une application tout en un pour le chauffeur qui, on l’espère, va lui faciliter la vie dans une période plus contraignante que d’ordinaire. L’objectif de ces quatre applications, qui ont été regroupées sous la bannière de Joptimiz, c’est à la fois de faciliter la vie des professionnels pendant les JO, et d’en tirer les bons enseignements pour en faire des outils réplicables sur tout le territoire, dans les différentes métropoles. Soit ce que le ministère appelle « l’héritage des JO ». Et on espère vraiment qu’à l’issue des JO ces solutions seront redéployées au bénéfice de tous.